LA VILLE AMERICAINE

La ville américaine en reflet

« Les villes américaines nourrissent, au sein des sciences sociales, une abondante littérature. Des phénomènes, paysages ou processus qui les caractérisent ont été promus comme catégories essentielles de la pensée et même de la pratique urbaine. Le politologue, le sociologue, le géographe ou l’urbaniste qui parlent de la ville ne peuvent manquer de se référer aux villes américaines. Le vocabulaire des sciences sociales en porte la marque (gentrification, suburbanisation, edge city, Central Business District, etc.), et nous invite à lire la ville en anglais dans le texte. C’est aussi que la pensée sur la ville est pour une bonne part américaine. »1

La ville américaine fait partie de notre imaginaire collectif et en cela comme en beaucoup de chose aujourd’hui, l’influence du grand empire étoilé est profondément et durablement ancré dans notre ADN d’homo urbanus. Des premiers grattes-ciels élevés à Chicago et New York autour des années 1880 à la chute des Twin Towers, la ville américaine modèle notre façon de penser la ville et de l’observer.

« D’où qu’il vienne, le voyageur qui y débarque s’y trouve face à des paysages qui lui sont à la fois étrangers et familiers. »2

En photographie, si les premières descriptions de villes sont biens européennes, et l’on se souvient à ce propos du premier et fameux daguerréotype du Boulevard du Temple réalisé par Daguerre en avril 1838, paradoxalement, l’histoire de la ville photographiée est largement accaparée depuis les prémisses du XXème siècle par des générations de photographes américains. Parmi eux, on peut remarquer la pionnière, Berenice Abott qui entreprend en 1929 un gigantesque inventaire photographique de la ville de New York (Changing New York), suivant la méthode du français Eugène Atget, dont elle sera la première à valoriser le travail. Utilisant un appareil petit format qu’elle employait tel un bloc-note puis une chambre 18x24 pour les prises de vue définitives, elle sillonne d’abord Manhattan, puis s’aventure dans Brooklyn et le Bronx, photographiant telle une abeille butineuse les rapides évolutions de la ville.

« Le rythme de la ville n'est ni celui de l'éternité ni celui du temps qui passe mais de l'instant qui disparaît. C'est ce qui confère à son enregistrement une valeur documentaire autant qu'artistique. »

Bérénice Abott

A son tour, Walker Evans pétrie d’influences européennes du fait de ces études littéraires menées à Paris entre 1926 et 1928, connaît grâce à Berenice Abott le travail fondateur d’Atget et ceux aussi de Lewis Hine et Paul Strand. Ainsi il photographie à son retour aux Etats-Unis les villes sous toutes leurs coutures. Expérimentant la photographie de rue et la prise de vue à la chambre grand format, il s’essaie dans une première période à la « nouvelle vision » qui nait en Europe à l’initiative de Lazslo Moholy-Nagy et Alexander Rodtchenko, il va rapidement opter pour ce qu’il nomme le « style documentaire ».

« Je cours après la ville américaine. Peut-être pour arriver à son essence, dois-je en photographier plusieurs »

Walker Evans

On pourrait encore évoquer W.Eugene Smith qui se lance à corps perdu et durant des années dans une étude dantesque de la ville de Pittsburg, produisant un corps d’images de plus de 17000 négatifs !

Mais si ces regards sur la ville s’attachent à décrire d’une façon méthodique et avec force de précision le phénomène urbain global, les passants et les structures architectoniques, nombre de photographes américains se préoccuperont surtout de rendre compte de l’humanité qui peuple la ville.
Sur ce plan, nous pouvons rapidement citer le trio formé par Lee Friedlander, Diane Arbus et Gary Winogrand, rassemblé au MOMA en 1967 par John Szarkowski dans l’exposition « New documents ».
La programmation d’expositions proposée par NegPos pour cette 9ème édition des Rencontres Images et Ville est à la fois le fruit de cette interrogation sur ce qu’est la ville aujourd’hui et sur ce en quoi elle peut être qualifiée partout sur terre de « ville américaine » et par ailleurs, la résultante d’une culture du regard sur l’espace urbain qui est elle aussi d’essence américaine.

« Étudier un regard sur la ville américaine, c’est s’intéresser à un regard sur soi-même. On peut alors suspecter toute vision ou discours la concernant d’être affecté par certains biais. Par exemple, si l’on est en France tellement critique à propos de la ville américaine et si l’on se plait à en dénoncer les dysfonctionnements spécifiques, c’est peut-être que ceux-ci rassurent sur la bonne marche des métropoles françaises et européennes. Il est en effet bien plus rare – et (car ?) plus déstabilisant – de signaler telle réussite urbaine là-bas pour s’étonner qu’elle n’existe pas ici, ou de mentionner que les villes américaines échappent à tel problème urbain fréquent en Europe ou en France.
Cet effet de miroir prend de la profondeur du fait que les villes américaines ont constitué et constituent toujours des modèles auxquels on emprunte, si bien que l’on trouve outre-Atlantique les sources d’un urbanisme international qui sert de matrice à bien des paysages de par le monde. »3

La série « Kodak City » de Jean-Christophe Béchet, quelque peu nostalgique d’un âge d’or économique et industriel révolu, nous renvoie subtilement à l’origine du « déclic » que nous avons tous un jour accompli, cette ère des débuts de la photographie de masse où Kodak nous disait simplement « appuyez et nous ferons le reste ». Le travail de Sam Sulaah, plus conceptuel, repose sur l’incorporation des esthétiques issues de la grande tradition photographique de la « street photography » dans un jeu de miroirs où l’auteur dévoile grande part de ce qui le taraude : les effets du système ultra-libéral sur la vie quotidienne des gens. Dans la même veine, Franck Caillet et Olivier Cablat nous montre que le regard peut transformer de banals environnements commerciaux péri-urbains français en territoire 100% étasuniens. Pour David Icart, photographe underground habitant la ZUP nord de Nîmes, ce quartier autrefois ouvrier aujourd’hui ghettoïsé est cette espace mythique, magnifié, cette ville du futur, ce New York rêvé, un Nîmes 2000 aux craquelures à présent bien apparentes! Pieryl Peitavi nous ouvre la vue sur d’étranges lucarnes où figure de manière récurrente un des éléments clefs de l’« american way of life » : la voiture. Entre « Faster, faster Pussy cat, kill, kill ! », le film culte de Russ Meyer où de splendides bombes sexuelles se poursuivent à bord de petites voitures de sport et le « Lost Highway » de David Lynch, notre vertige mécanique est total ! Le cinéma ne sera pas absent de cette programmation avec le film documentaire multi-nominé « Détroit, ville sauvage » de Florent Tillon, Détroit l’une des villes américaines parmi les plus emblématique et amplement stigmatisée à ce jour du fait de sa faillite complète. Nous regrettons l’absence de notre invitée d’honneur Zoe Strauss, incapable de participer à cette édition pour raisons personnelles, mais ce n’est que partie remise ! Cette jeune photographe de Philadelphie dépeint à l’acide sulfurique, une Amérique urbaine au bord du gouffre… Son « fantôme » enveloppe cette programmation dont elle a été une des grandes inspiratrices. Enfin, le groupe de recherche « Regards sur la Ville » qui chaque année se donne comme objectif de définir en image les milles facettes de la ville de Nîmes, a abordé cette fois une question épineuse et pour le moins incongrue : Nîmes est elle une ville américaine ? Etant donné le nombre de fastfoods, les modes d’urbanisme en vigueur et les grandes surfaces qui prolifèrent, on peut être autorisé à se le demander…

« Les villes américaines constituent ainsi un enjeu spatial qui déborde largement les rives de l’Amérique du Nord pour impliquer le monde urbain dans son ensemble. Il s’agit même de l’avenir de celui-ci : le futur des villes du monde se joue pour partie dans l’expérience urbaine américaine. Bien sûr parce que celle-ci a en tant que telle une grande importance, mais surtout parce qu’elle est observée avec attention et copiée avec plus ou moins de volontarisme et de recul critique. »4

Si la ville d’aujourd’hui est en pleine mutation, il est vrai que l’une de ses caractéristiques principales est son adhésion implicite au modèle « générique » né outre-atlantique : fonctionnelle, développant en permanence sa suburbanité, elle est cette « edgeless city » aux confins de plus en plus abstraits.

Patrice LOUBON, novembre 2013

Notes 1,2,3 et 4 Jean-François STASZAK

Bibliographie
C. Ghorra-Gobin, Los Angeles, le mythe américain inachevé, CNRS éd.Paris, 1997.
• Fr. Weil, Histoire de New York, Fayard, Paris 2000.
H. Trocme, Chicago, 1890-1930, audaces et débordements, Autrement, Mémoires, Paris, nov. 2001.
V. Scully, American Architecture and urbanism, Thames and Hudson, Londres, 1969.
R. Fishman, Bourgeois Utopias, the Rise and Fall of Suburbia, Basic Books, New York, 1987.
J. Reps, Bird’s eye views, Princeton architectural press, New York, 1998.
R.Koolhass, New York Délire : Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, Parenthèses, 2002.
B. Abbott, Changing New York, The New Press, 1998.

 W.Evans, American photographs, Museum of Modern Art, 2012.